Je n’ai plus de fibrome. C’est une phrase que je me répète, pour me convaincre, pour y croire. Mon fibrome utérin a affecté tous les aspects de ma vie de manière si intense, que je dois faire un effort pour me souvenir de l’avant.

La ligne est floue entre la santé et la maladie. Mes règles ont commencé à changer graduellement il y a trois ans : flux plus abondant et apparition de crampes. À quel moment l’anémie a-t-elle commencé à affecter ma mémoire, ma perception du monde et ma capacité à jouir de la vie? Je ne sais plus. Je me souviens de devoir quitter le travail après deux heures seulement parce que mes vêtements sont souillés. Et de me faire surprendre encore le lendemain, et le surlendemain jusqu’à prendre une journée de congé, épuisée.

Rien de mes activités de repos courantes n’arrivait à ma requinquer. Des vacances: je suis tout autant fatiguée avant, qu’après. Le peu d’énergie qui me restait je le donnais au travail pour ne pas compromettre ma subsistance. Jusqu’à n’avoir plus rien à donner. Jusqu’à ne plus me reconnaître.

J’ai appris que j’avais un fibrome intra-utérin de 3,5 cm à peu près au même moment que j’ai reçu le diagnostic de dépression majeure. Pour moi, fibrome, anémie, dépression sont intimement entremêlés. Les symptômes communs à la dépression et l’anémie sont la fatigue, la perte d’intérêt et de motivation ainsi que la difficulté à se concentrer, à se souvenir, à lire, à prendre des décisions. Bref, la difficulté à mener ses activités habituelles par un épuisement physique et émotionnel.

J’ai arrêté de travailler quelques semaines, disons une douzaine, le temps de m’asseoir, de m’observer et de me comprendre. J’avais besoin de ce temps d’arrêt pour démêler ce qui est lié à la maladie et revisiter ce qui est important dans ma vie. En même temps, j’ai pris soin de moi et appris à ne plus faire de compromis sur ce qui me fait du bien. J’ai porté une plus grande attention à mon alimentation et mes activités physiques. J’ai retrouvé le plaisir de marcher et écouter de la musique et réfléchir.  Plus qu’un moment pour soi, ma marche quotidienne est devenue un point de repère pour évaluer ma santé. En faisant sensiblement le même parcours, je pouvais comparer ma force, mon souffle, mon énergie. Cette habitude est devenue mon ancrage pendant les pires moments. J’ai gardé cette habitude aujourd’hui. Chaque pas fait avec énergie, chaque côte montée sans m’arrêter, est une victoire.

Je me suis relevée de ma dépression au même rythme que le taux de globule rouge dans mon sang. J’ai retrouvé l’équilibre, j’ai repris mes activités. Ce sentiment de prise en main et de confiance m’a aidé à passer au travers de l’année qui a suivi, l’an 2020.

Repenser à la chronologie des événements concernant ma santé l’an passé me donne encore le vertige. C’est naturel de raconter chronologiquement, mais au 2e mois de l’année j’en suis déjà à deux pages, je parle beaucoup de sang, de peur et encore de sang. Je recommence car je veux plutôt parler de persévérance, de ce petit courage qu’il faut rassembler, des petites victoires qu’il faut célébrer et des leçons apprises.

J’ai appris à vivre avec l’anémie qui tout au long de l’année a fluctué en mouvement de yo-yo interminables, en passant par des transfusions sanguine, des nuits à l’hôpital et de meilleurs moments aussi. C’est très difficile à saisir quand elle est causée par une perte de sang quotidienne qui n’est pas encore une hémorragie, mais juste assez pour épuiser ses réserves. De jour en jour, on entre dans un brouillard mental où le temps ralenti. C’est comme être myope sans lunettes, le monde rétrécit. J’ai respecté mes limites, sans les accepter. Des fois, mon optimisme naturel me faisait éviter toute situation où je pourrais être étourdie et je respectais tellement mes limites que je me disais « je vais bien ! » Non, ça n’allait pas du tout, mais je ne le voyais plus. Une fois, j’ai décidé de ne pas aller marcher parce que je me sentais trop fatiguée. À la place, je me suis dit « Tiens, je vais couper des légumes ». Il fallait un cerveau d’anémique pour avoir la bonne idée de manipuler une lame de 10 pouces dans ces circonstances. Un petit bout de doigt tranché et une soirée à l’urgence plus tard, je comprends finalement qu’il n’y a pas d’excuses valable pour ne pas aller marcher et que si je n’en suis pas capable : je vais vraiment mal. C’est là que ma marche quotidienne a pris tout son sens.

Plus je voyais de sang, moins je voulais en voir. J’ai dû réapprendre à porter attention au sang qui coule pour pouvoir le dire aux médecins dans leur langage : combien de serviettes par heure. J’ai dû contrôler mon dégoût profond du sang que j’ai développé à force de nettoyer des vêtements souillés. J’avais tellement peur de tacher mon linge que je courrais à la salle de bain dès que je sentais le sang se déverser, mais je n’avais pas vraiment de moyens d’en savoir la quantité autre que « beaucoup ». Pour contrer les nausées, j’imaginais des papillons pendant que le sang coulait dans ma serviette. Ça l’air simple, mais ça marche. Aussi, il a fallu que je revienne aux serviettes hygiéniques normales : j’étais rendu à utiliser des serviettes pour l’incontinence que j’appelais mes serviettes de Viking (je m’imaginais être capable de traverser l’atlantique sans me tacher). Je les ai réservées pour mes rares sorties en guise de sécurité, en temps de covid on sait que peu de toilettes publiques sont accessibles. Dès que j’ai compris que je ne devais pas seulement gérer, mais aussi mesurer le sang perdu, j’avais moins de sentiment de panique, plus de contrôle et une meilleure communication avec les médecins. Je savais quand me présenter à l’urgence et que j’allais me faire prendre au sérieux.

Moi qui suis d’un naturel timide, je veux juste prendre ma place en ligne sans passer devant personne. Au cours de l’année, dans un contexte d’un domaine de la santé mobilisé contre la pandémie, j’ai appris à utiliser sans modération tous les numéros de téléphone à ma disposition pour avoir des rendez-vous, savoir où en est rendue la liste d’attente, m’informer de l’état de fonctionnement des services. À travers les répondeurs et dédales administratifs, on finit par trouver quelqu’un qui va nous aider en nous partageant une nouvelle information ou en expliquant les nouvelles procédures. Pour avoir été en contact avec une multitude de professionnels de la santé : ils sont là pour aider. Oui, il y a des gens maladroits qui à un moment donné ne voient pas la situation comme on voudrait qu’ils le voient, mais chaque démarche nous approche des personnes qui peuvent nous aider. Eh oui, j’ai été fatigante, mais toujours polie et reconnaissante et surtout, j’ai reçu les soins dont j’avais besoin.

Mon seul regret est de ne pas avoir été assez stratégique dans mes consultations médicales. Quand j’avais besoin d’aller à l’urgence, j’aurais dû aller à l’hôpital où l’équipe de gynécologues est la plus grande et dynamique, au lieu de celui le plus proche. J’aurais dû aller à l’urgence plus souvent aussi, même si ce n’est pas plaisant.

Le 31 décembre 2020, mon fibrome a été retiré dans une opération d’urgence. La procédure ressemble à une césarienne, mais pour enlever une boule de muscle de 7 cm.  C’était ma troisième opération en six mois.

Je commence la nouvelle année par la convalescence physique et mentale. Au fur et à mesure que mon corps se reconstruit, mon esprit reprend contact avec la réalité. Je dois réapprendre à ne plus être en état d’urgence constant, mon amoureux aussi.

C’est avec un optimisme teinté d’appréhension que je vais tenter de répondre à cette question en vivant les prochains mois : qui suis-je sans fibrome ?

Amélie